Chapitre XXX
Lorsque Lien Rag ouvrit les yeux, ce fut à la suite de cauchemars horribles dans lesquels il se battait avec Kapul qui essayait de l’étrangler. Puis c’était Lady Diana qui le serrait fortement entre ses seins énormes, l’empêchant de respirer.
Il éprouvait une douleur violente au cou et il voulut y porter la main droite mais celle-ci ne répondait pas à sa volonté. Pas plus que la gauche. Il se rendit compte qu’il était attaché sur un lit étroit, dans une chambre-compartiment inconnue.
— Il y a quelqu’un ?
Tournant la tête à droite, il resta paralysé d’horreur.
Leouan était allongée sur un autre lit, pieds et mains attachés mais le pire était ce tuyau qui sortait de sa gorge, formait une boucle au-dessus du lit car il était suspendu au plafond.
— Du calme, Lien, je suis là.
— Que lui as-tu fait ?
Il comprit qu’il ne parlait que dans un murmure, que l’air nécessaire à la parole, au lieu de sortir ou d’entrer dans sa gorge, était détourné par le même tuyau que celui de Leouan.
— Trachéotomie, dit simplement l’Africanien.
Lien Rag le fixait intensément.
— Vous étouffiez… J’ai dû d’abord vous attacher tous les deux puis ouvrir la trachée-artère, mettre une canule prolongée d’un tuyau en plastique. Là-dessus j’ai multiplié les piqûres d’antibiotiques et de produits anti-contractions. Une chance que l’eau du bain n’ait été que faiblement empoisonnée. Il doit s’agir d’un dérivé de strychnine. Vous vous en sortirez tous les deux. Déjà vous respirez par le nez et la bouche. Demain on essaiera de retirer la canule. Je crois qu’il faudrait vous alimenter mais je n’ai pas trouvé de quoi faire une perfusion potable. Cette maison que tu croyais être celle d’un professeur appartenait à un docteur.
Leouan sortit aussi de son sommeil provoqué par des sédatifs. Elle regarda Lien avec un petit sourire. Ce soir-là elle avait oublié ce qu’il avait dit au sujet du château d’eau certainement empoisonné. Lui était trop fatigué pour se rendre compte. Mais ils allaient s’en sortir.
Le lendemain, Kapul les détacha et retira la canule. Il leur plaça un pansement.
— Ça va se refermer tout seul. Il y aura juste une cicatrice. J’ai fait une fente et tout de suite enfoncé la canule en lisant un bouquin de médecine. Au début ça gargouillait un peu, alors j’ai aspiré pour libérer les caillots de sang, les glaires.
Il les laissait des heures pour aller s’occuper de la chaufferie, de la centrale. Il y avait des fuites un peu partout mais enfin ça fonctionnait.
— Sauf la vis sans fin qui me donne du souci. Son moteur a dû gripper. Il peine et je dois casser le lignite le plus fin possible. Sinon la vis s’engorge et tout est bloqué.
Leouan se leva deux jours plus tard, récupérant plus vite que le glaciologue qui fit encore une poussée de fièvre. Petite infection du côté de la gorge malgré les antibiotiques injectés. Il se sentait très faible.
Non seulement Kapul les soignait mais il s’occupait de tout le reste. Il vidangea trois fois le château d’eau puis, ayant trouvé dans un livre comment détecter la présence de strychnine quelque part, il put affirmer qu’il n’y avait plus trace de poison dans le château d’eau et les grosses conduites.
— Mais il vaudra mieux ne pas utiliser certains domiciles car le poison peut séjourner dans les installations.
Lien finit par se lever et ses forces revinrent rapidement. Il se rendit auprès de la vis sans fin et examina le moteur. Il n’y avait qu’un défaut de graissage, le regard étant bouché. Le moteur tourna ensuite sans forcer.
— Il faut récupérer la draisine, décréta Kapul un soir. C’est notre seul moyen de transport.
— D’accord, dit Lien, mais je préfère la loco. Notre autonomie serait plus grande.
— J’ai pris Radio Magellan. Nous sommes considérés comme morts. Les travaux de déblaiement sont en cours dans Santa Paula Station mais il y a des milliers de tonnes de glace à dégager et pour l’instant ils n’ont même pas atteint les deux trains. Nous pourrions passer inaperçus avec une draisine…
— Une draisine à guano, fit remarquer Lien, c’est-à-dire d’un type particulier. Même avec un wagon-citerne, rempli de méthane au derrière elle provoquera la curiosité. Beaucoup plus qu’une vieille locomotive à vapeur. Il y a des collectionneurs pleins de fric, des notables, des fonctionnaires qui en utilisent.
— Ce serait trop long. Je dois rejoindre ma Compagnie le plus vite possible.
Le lendemain matin, ils essayèrent d’atteindre la draisine mais ce fut impossible à cause des congères. Kapul parlait de treuil, de câble. Il aurait fallu dégager les voies à coups de pelle, se servir d’une draisine manuelle, une simple plate-forme que deux hommes pouvaient faire avancer avec une sorte de balancier. Une fois vaincue la force d’inertie, un énorme volant entraînait le véhicule avec peu d’efforts. Mais au départ il fallait vraiment s’épuiser. Kapul parlait d’utiliser ce moyen pour redescendre dans des régions moins hostiles :
— D’après les instructions ferroviaires il n’y a que très peu de pentes défavorables.
— C’est encore trop. Cet engin est parfait pour de courtes distances sur le plat avec des rails non verglacés. Mais nous ne franchirons pas cinq cents kilomètres avec nos combinaisons isothermes où nous mijoterons ! Pas question.
— Vous ne pensez donc qu’à cette loco ?
— Il faut simplement changer la chaudière tubulaire. Pour ce faire, j’ai besoin de vous deux. Ensuite je pourrai travailler seul. Vous serez libres d’aller récupérer la draisine. Pour dégager les congères il vous faudra une semaine. Vous pourrez amener là-bas des bouteilles de méthane mais ce n’est pas certain que le moteur accepte de fonctionner.
Pour atteindre la chaudière tubulaire, il dut déposer tout le carter de protection, le dôme de vapeur, la chambre à eau. Aucune des grues ne fonctionnant il dut installer un palan et, faute de pouvoir dévisser les arrivées et les départs d’eau, il dut scier. La locomotive n’était qu’une machine de manutention mais sa chaudière était énorme. Elle finit par être extraite au bout d’une semaine de travail intense. Lien avait les mains tailladées par les tôles ; il était noir de la tête aux pieds, le foyer étant rempli de résidus de charbon et de suie.
La mise en place de la nouvelle chaudière fut très délicate car il dut refaire tous les filetages, trouver ensuite un lut qui résiste aux hautes températures. La plupart des boîtes étaient inutilisables, le ciment ayant durci. Ils finirent par en trouver une et une seule où le lut était encore à l’état pâteux. Il soigna ses joints avec amour puis remonta l’ensemble, accroissant encore le nombre des matériaux isolants. Même si le foyer s’éteignait, l’eau resterait chaude au moins vingt-quatre heures.
La chaudière accepta de fonctionner au bout de quinze jours mais les deux pistons avaient besoin d’être démontés, réalésés. Kapul commença à déserter le chantier et Lien comprenait sa lassitude. Leouan l’aidait sans se plaindre. Mais toute la partie mécanique avait énormément souffert et un instant il songea à la remplacer mais aucun autre piston ne pouvait s’adapter. Le tiroir avait des fuites ; quant aux flexibles ils devaient tous être remplacés.
— Honnêtement, lui demanda Kapul un soir, combien de temps encore ?
— Mettons quinze jours.
— C’est-à-dire un mois ? J’ai comme l’impression que vous n’avez pas envie de quitter cet endroit.
Lien regarda autour de lui. Ils dînaient à la terrasse d’un des restaurants. Les réverbères donnaient une lumière agréable, le chauffage une température de serre. Ils ne portaient que des vêtements légers. L’un des arbres que l’on avait cru brûlé par le froid paraissait reverdir. Un seul sur une centaine mais c’était tout de même encourageant.
— Je ne veux pas y passer ma vie mais cependant je n’oublierai pas San Martin de sitôt.
Jadis, la ville recevait son lignite d’une station encore plus élevée dans la montagne, reliée à San Martin par une voie étroite. Lien se demandait s’il y avait encore des mineurs là-haut, des gens qui désormais vivaient coupés de tout, se méfiant de la Panaméricaine et des étrangers. Reprendraient-ils un jour contact avec le reste du monde ou bien continueraient-ils une existence parallèle mais isolationniste, finissant par oublier dans quelques décennies l’existence même des autres hommes ? Il se murmurait qu’il existait des communautés dont on n’avait plus aucune nouvelle depuis cent, cent cinquante ans dans les régions les plus montagneuses mais aussi sur les banquises de l’Atlantique et du Pacifique.
Un matin, il remontait son premier cylindre lorsque Leouan accourut.
— Quelque chose s’est produit sur la ligne. Vers le nord. Une sonnerie retentit dans le poste d’aiguillage de la station, Kapul pense qu’une masse de glace a dû faire fonctionner un signal quelconque.
Lien se lava les mains et la suivit. Kapul lui montra un tableau lumineux où clignotaient des points verts et rouges.
— Je n’y comprends rien. Ce tableau s’est mis soudain à fonctionner.
— C’est que quelqu’un a débloqué un aiguillage vers le nord, réactivant le circuit électronique qui n’a pas besoin d’un courant très fort. Les piles blindées pouvant débiter pendant des années.
— Donc quelqu’un arrive.
— Pas quelqu’un, un véhicule. Mais certainement pas l’armée, pas plus que des gens à notre recherche. Ils auraient court-circuité le système électronique.